Thursday, March 13, 2014

Autarciques à D.C.


Le marché immobilier est vibrant comme on dit à Washington, les jeunes dans des colocs à prix d'or, les familles dans des coquettes maisons en banlieue de Virginie et du Maryland. Se loger dans la capitale des États-Unis coûte the skin of the buttocks, pas la moindre piaule à D.C. à moins de 1500 dollars. Se loger ici, c'est comme chercher à se loger dans le septième arrondissement de Paris. Mais sans Paris autour.

Ce marché immobilier je l'explore car on veut déménager, oui, je veux quitter Dupont ! On vit aujourd'hui dans une townhouse, une petite maison qui date de 1890, toute en longueur et basse de plafond. On a un magnolia dans l'arrière-cour qui cache le peu de lumière qui nous reste et perd ses énormes feuilles à longueur d'année, un élevage de moustiques très en forme qui se reproduit dès que la température dépasse les 5 degrés et rend meurtrière l'ouverture des fenêtres, un rat gras de quartier riche, qui a élu domicile  derrière le tas de bois, et de mignonnes souris dodues comme celles du dessin animé Cendrillon qui surgissent parfois de dessous le frigo. Quoi d'autre ? La rue est plantée d'immenses biloboas qui nous arrosent de feuilles à l'automne et, comme c'est une maison d'angle, cela donne un kilomètre de trottoir à balayer. Ensuite il y a la neige, et il neige SANS ARRET cet hiver, on est transformés en cantonnier à gratter le trottoir en permanence.
Je suis la seule créature de couleur blanche à faire ce boulot-là dans ce quartier, ce qui révolte mes voisins : mais d'où sort-elle?
J'ai donc coché sur Craig's list les logements à louer, et je suis partie enquêter sur le terrain. 
Partout les murs sont blancs ou gris ou jaune pâle. Parquet dans le living dont le bois est "espresso", marron foncé. Quelquefois, mais rarement, les fenêtres sont "françaises", sinon elles s'ouvrent de bas en haut, pas bon pour mes lombaires (et comment tu nettoies?). Le grand living est la seule pièce commune, il est équipé d'une cuisine américaine (of course), c'est-à-dire un îlot plan de travail où on cuisine et mange, d'un coin pour le canapé et d’une table où consulter ses mails, regarder la TV, etc. Quelquefois, la cuisine est "galley" ça veut dire que la femme du proprio a aimé le modèle de cuisine qui équipait son yacht et qu'elle l'a faite reproduire dans les aparts des immeubles de son très cher mari. Cela donne un genre de boîte sans fenêtre au milieu du salon. J'aurais le mal de mer de préparer mes diners là...
La grande chambre est moquettée de blanc-beige ainsi que la deuxième chambre plus petite.  Les deux ont des closets, placards intégrés, super pratiques. Il y a TOUJOURS deux salles de  bains carrelées blanc avec de bas bacs-baignoires. 
Voilà, c'est comme ça partout, que tu visites des maisons, des appartements, quelque soit l'année de construction, luxueux ou pas, c'est sans surprise, le même modèle, l'état des appareils et la vue changent, c'est tout.
 


Si on choisit d'habiter un immeuble, il y en a de très beaux construits dans les années trente, très classe, et des modernes avec beaucoup de vitres plutôt moches. Ils sont tous énormes, abritent des centaines d'apparts dont les portes se succèdent à chaque palier comme des chambres d'hôtel. D'ailleurs tu peux entrer dans n'importe quel immeuble et demander au bureau de location au rez-de-chaussée s'il y a un appartement à louer, ils ont toujours des apparts vides que tu peux visiter. L'autre jour, la gérante de l'immeuble Mondrian m'a raconté qu'elle était là depuis 28 ans, avant elle a vécu toute sa vie dans la même rue. Tous les immeubles ont un grand hall de réception où siège un concierge nuit et jour accompagné de sofas, fauteuils en velours, plantes vertes, bouquets de fleurs, un vrai décor de palais d'émir d'Abou Dabi. Les décorateurs ne peuvent se déchaîner que dans les halls en alignant marbre, miroirs, fontaines, colonnades, angelots, dorures à têtes de lions.  Dans les buildings modernes un écran plat à l'entrée diffuse les matchs de base-ball, le Bonheur. J'entre dans l'immeuble, m'ébaubis sur la déco, et puis je visite l'appart sans odeur ni couleur et je leur demande si je ne pourrais pas plutôt louer le hall.



Dans les parties communes se trouve TOUJOURS la salle de gym où s'agitent des habitants sur des machines rutilantes, les boîtes aux lettres qui affichent si on a du courrier, un service de teinturerie, le distributeur de café gratuit et les cookies, le business center avec des ordi, une salle télé, la salle pour mes réceptions (à louer 1200 dollars la soirée), le toit-terrasse équipé de barbecues et parfois d'un billard ou d'une piscine, évidemment à partager. Voilà, quand j'en ai marre de ma moquette beige, je vais retrouver les voisins avec un pack de bière et on se racontera notre vie. Vous avez compris,  après m'être faite livrer des sushis ou les courses commandées en ligne, je serai autarcique, plus jamais besoin de sortir.

J'oubliais  de mentionner qu'une nouvelle construction propose même un parc à chiens sur le toit, le rêve, promener son toutou en pantoufles en discutant avec celui du voisin.



Finalement on ne va pas déménager.




Lettre à Alain Mabanckou

J'ai participé à un concours de nouvelles qui avait pour sujet : vous écrivez à votre écrivain préféré qui vit à l'autre bout du monde, vous lui expliquez pourquoi vous l'aimez et vous décrivez le lieu où vous vivez.
Voici la nouvelle, j'ai choisi Alain Mabanckou, écrivain français d'origine congolaise dont j'ai lu presque tous les livres comme les Mémoires de Porc Epic, Le Sanglot de l'homme noir, Black Bazar, Verre Cassé. Il est en ce moment président du jury du Livre Inter. Il vit en ce moment à Santa  Monica, Californie, c'est vrai que ce n'est pas vraiment le bout du monde par rapport à D.C.
 J'ai puisé dans ce blog pour décrire Washington.
Je n'ai pas gagné le concours.
  
      Alain Mabanckou
Editions du Seuil
25, boulevard Romain Rolland
75014 Paris

             Washington D.C. le 12  février 2014

Le héros de L'Attrape-cœurs dit que, ce qui est vraiment bien avec un écrivain, c’est quand tu as envie de l’appeler, là,  tout de suite, dès que tu as fini son bouquin, comme si c’était un super copain. Evidemment cela n’arrive pas souvent.
Je n’ai pas ton numéro, et de toute façon tu es trop loin pour  qu’on s’en jette un ensemble au  bar du Crédit a Voyagé dans le quartier de Celui-qui-boit-de l’eau-est-un-idiot. J’ai donc décidé de te dire par écrit que Porc Épic et ses piquants vengeurs, Tête Rectangulaire l’assassin raté, les Sapeurs chicos, Verre cassé et sa ponctuation, le chanteur moustachu et son alter ego qui vit heureux auprès de son arbre, ton père et sa pomme, j’ai vécu avec tous ceux-là ces derniers mois. Ils ont ressuscité mon goût d’enfance, et m’est revenu un monde qui vit dans la mémoire des premières années de ma vie.
Moi par exemple je dessinais des pommes et des cerises chez les soeurs à l’école maternelle de Port Gentil, je les vois ces cerises, queues en l’air sur la ligne pré-imprimée de mon cahier d’écolier, comme des notes rouges sur une portée.
Mais nous ne mangions que des mangues, ma nourriture primordiale, mon lait maternel, ma Madeleine pour toujours.
Pendant que je lis Verre Cassé ou African Psycho, c’est comme si je mangeais une mangue, le jus dégouline sur mon menton et poisse mes doigts tandis que les fibres s’incrustent entre mes dents, difficile de s’en débarrasser mais je ne lâche pas le fil.
Je n’ai découvert tes livres que récemment à l’Alliance Française, à Washington. Ils étaient exposés en évidence sur le comptoir de la bibliothécaire qui s’appelle Christianne avec deux n. Elle m’a dit que je t’avais loupé de peu car  tu y avais fait une présentation le mois d’avant. 
Avant toi j’avais lu Hampaté Bâ, L'Enfant peul avait fait mes délices. Vous avez des points communs d’ailleurs. Je relève au passage que si tes copains et toi vous vous intéressiez à la couleur des poils du pays-Bas des femmes blanches-sont-ils de la même couleur que leurs cheveux?-ses copains et lui s’interrogeaient scientifiquement sur la couleur des étrons des Blancs, qui ne pouvaient logiquement pas être noirs. 

Comme toi j’ai émigré en Amérique, mais à l’autre bout du continent, à des milliers de kilomètres quatre heures de décallage horaire, un monde bien différent de la Californie, leurs seuls points communs étant de voter pour le parti démocrate, sinon rien à voir. Tu as les rouleaux du Pacifique, nous on a la Baie boueuse de Chesapeake.
Je t’écris alors que nous sommes sous une tempête de neige, tous les bâtiments publics sont fermés et la ville fonctionne au ralenti. Je suis repliée sur mon canapé, chaussettes, poncho et feu ouvert comme on dit à Bruxelles, tandis que débarque le vortex polaire. Heureusement, parler de tes livres me réchauffe le cœur et l’âme.
Tu as dû reprendre tes cours cette semaine, fini le farniente sur la plage de Venice. Puisque j’en parle, je te conseille les excellents restaurants de fruits de mer sur le ponton à Santa Barbara, au bout de la plage où trainaillent les pélicans. J’ai beaucoup de sympathie pour ces oiseaux qui, sous des dehors débonnaires, cachent si bien leur jeu, des experts. Quand je fais la planche, j’observe leur vol placide en escadrille, bien alignés, au ras de l’eau mine de rien pour repérer des proies. De temps un temps l’un d’eux replie ses ailes et se précipite tel un éclair dans les vagues, puis il rejoint tranquille et repu le peloton.  Il y a sûrement  des pélicans  paresseux sur la plage de Pointe Noire qui attendent que la manne des pêcheurs leur tombe dans le bec. 
Pour toi les roller skateurs de Santa Monica ont succédé aux pêcheurs de Pointe Noire et leurs histoires de sortilèges marins. Tes mots ont le pouvoir de convoyer jusqu’à mes oreilles et mes narines le son des voix africaines avec les embruns et l’odeur du poisson. 
Comme ta mère te l’avait recommandé, « comme l’eau chaude n’oublie pas qu’elle a été froide », tu n’as pas oublié, tu te transportes partout avec ta valise pleine de tes racines de l’Afrique, et tu y puises des souvenirs, des personnages, le quartier Bleu- blanc-rouge, les Trois-Cents (la passe à trois cents francs CFA), le cinéma Rex,  les animaux fétiches, les maris volages, les femmes à fort caractère,  la reine des pisseuses, enfin, Vercingétorix le rebelle du Viétongo.  
Avec un tel bagage à exploiter on peut vivre partout, même dans les villes ennuyeuses où il ne se passe rien. Recréer un monde vivant, parallèle au réel en y faisant jouer des personnages, comme si on y était,  c’est ce qu’on fait quand on est minot, et cela aide tellement à faire passer le temps infini, la répétition des choses obligées, l’ennui des parents et de l’école. C’est un acte puissant et mobilisateur, on embarque, on disparaît, comme dans la littérature, comme dans tes livres.
Tu dis que toutes les villes sont belles (en es-tu bien sûr ?). Ton ami Dany Laferrière, lui, estime que les villes ennuyeuses cela aide à écrire. Surtout quand il fait - 35° comme à Montréal. Je serais plutôt d’accord avec lui, l’ennui réactive l’instinct de survie et l’envie de chercher autre chose, pour ne pas tomber alcoolique, un autre choix. L'un n’exclut pas l’autre, surtout quand le goût du rhum ramène au pays.
Je sens que tu as aimé l’école et qu’elle te l’a bien rendu. Tu montres une tendresse  particulière pour les professeurs africains passionnés de littérature française, dont un grand classique peut prosaïquement servir à caler le pied bancal d’une table de bistro. La Mare au diable trouvée au marché sur un étal entre manioc et patates douces, je suis sûr qu’elles existaient ces librairies invraisemblables.  
Cela me fait penser à une classe d’école dans une région très reculée du Panama, où vit la communauté indigène Ngobé Buglé. Les enfants marchent des kilomètres chaque jour pour se rendre à l’école, bâtie en parpaings au milieu de nulle part. Là, au milieu de la forêt, au bout du monde, j’ai découvert, tracée élégamment à la craie  par l’instituteur sur le tableau noir, une citation de Gustave Flaubert sur la nécessité vitale de la lecture, que j’ai malheureusement oubliée, mais l’enthousiasme partagé avec ces enfants et leur maître est inoubliable.

Je n’ai pas émigré pour enseigner la littérature francophone. J’ai suivi un Irlandais qui ressemble à John Wayne, l’ancien boxeur du film L'Homme Tranquille, mais mon Irlandais ne porte pas de casquette et il ne se bagarre que contre la dette des pays africains. Avant de partir on s’est mariés à Bruxelles, l’adjoint du Bourgmestre d’Ixelles d’origine guinéenne était aussi un ancien boxeur qui comme moi appréciait les belles chaussures de luxe. Appartenait-il à la confrérie des Sapeurs ?

Mais laisse-moi me présenter. Je vis dans un quartier chic de Washington D.C. où la population indigène ne dépasse pas trente ans et ne connaît pas la surcharge pondérale. Les filles ont les cheveux longs et effilés comme Jennifer Aniston dans la série Friends et elles courent tout le temps en balançant leurs queues de cheval. Il faut bien faire attention aux collisions au coin des rues. Les garçons sont en short et  casquette de base-ball, mais ils portent des chemises de bûcheron  pour sortir aux happy hours avec leurs copines en micro-robes et talons vertigineux. Ils sont tous musclés mais ne se font pas bronzer l’été car cela donne le cancer.
Quand ils ne sont pas au yoga ou au parc à chien, mes deux voisins sont dans leurs voitures, des coupés de sport et une jeep pour emmener leurs caniches en vacances. Ces véhicules sont pratiques pour se rendre à leurs bureaux de K-Street à trois blocks, là où les salaires comptent beaucoup de K-dollars. Ces voitures sont noires, la maison est blanche, les caniches sont gold et les Salvadoriens font tout. Le ménage, les réparations, le jardin, tailler les buis, les Centroaméricians s’en chargent et une partie de leurs salaires est prélevée par Western Union sur leurs envois à leur famille au pays.  Pour financer leurs études, leurs enfants s’engagent dans l’armée. Il faut compter au moins quatre ans en Irak ou Afghanistan pour financer un diplôme d’architecte ou d’avocat.
Un panneau dans chaque rue indique : « be cautious, neighbours will report suspicious behavior ».
Les riches, ceux qui portent  la chemise blanche, sont en général blancs.  Les Noirs, oui les Blacks d’ici, sont à demeure sur les bancs du square de Dupont Circle. Des habitués se retrouvent pour des parties d’échecs au son d’une sono qui pousse le rythm and blues à fond. Blacks sont aussi les hommes et femmes qui font la manche devant Starbucks et CVS, la supérette de ce pays. Quelquefois ils parlent tout seuls en interpellant les passants, comme s’ils étaient en colère. Certains trimballent des caddies au milieu des joggeurs et des jeunes gens qui partent au bureau en baskets et sac au dos.
À la caisse du supermarché, dans les transports, à la poste, les employés sont noirs : vigiles, concierges, agents du métro, chauffeurs de taxi ou de bus, employées des crèches qui baladent des grappes de petits  blancs, jardiniers, promeneurs de chiens. Le Kennedy Center, Le lieu culturel de Washington, est surtout fréquenté par les Blancs sauf quand il y a des concerts de Gospel et quand se produit la compagnie de danse Alvin Ailey. L’orchestre symphonique est blanc, mais pas du tout les joueurs de jazz.
Ici tout le monde raconte sa vie, dans les bars,  les toilettes des restaurants, le vestiaire du club de gym, les transports, en quinze minutes je sais tout de la vie d’un inconnu que je ne reverrai plus jamais. Je découvre que beaucoup de réfugiés des guerres et dictatures africaines vivent à D.C. Des Ethiopiens conduisent les taxis ou tiennent les cafétérias des musées, des Camerounais sont au volant de la navette de l’aéroport, et puis aussi des Ivoiriens, Togolais, Béninois au supermarché Whole Foods qui rangent les fruits et légumes pendant qu’on discute politique. Des jumelles éthiopiennes sont les propriétaires d’un super club de jazz, le « Twins ». Le jazz c’est le grand truc de Washington. J’aimerais bien t’y amener. Tous les soirs de l’année ces deux dames âgées sont au bar, juchées sur des tabourets, et regardent des matchs de base-ball muets pendant les concerts. Elles font partie de la mythologie de U Street, le quartier des émeutes raciales et des manifestations pour les droits civiques.
La culture française est là. J’ai assisté à une représentation de Tartuffe. Les acteurs prononçaient «Târtouf ». Le casting de la troupe amateur faisait rêver.  Orgon travaillait  au Département de la Défense, Valère était conseiller à la Maison Blanche, Elmire journaliste chez Bloomberg, Dorine professeur à l’Université de Georgetown, Tartuffe, d’origine afghane, à la tête de trois restaurants aux noms bien français Napoléon, Bonaparte, Malmaison. J’en ai profité, alors qu’il nous servait des crêpes Suzette après la représentation, pour lui demander quand allait-il ouvrir le Saint Hélène ?
De nos jours Molière pourrait s’inspirer des politiciens américains pour dénoncer la târtoufferie, qu’il s’agisse de nier la réalité du changement climatique (pour protéger les intérêts pétroliers), invoquer la liberté (protéger les fabricants d’armes, les riches qui ne paient pas d’impôts) la sécurité (espionner la planète) l’égalité (supprimer  les dépenses publiques destinées à aider les pauvres),  Dieu-encore-lui (interdire l’avortement).
Avec mon jeune fils on a « fait » les incontournables  de Washington, le Mall, le coeur de la ville au bord du Potomac, une esplanade autour de laquelle alternent les Institutions, la Maison Blanche, les bâtiments du gouvernement, le Capitole, les musée et des parcs où se succèdent les Mémoriaux des nombreuses guerres de l’Amérique et de ses héros.  Cet ensemble architectural a été conçu par Monsieur Lenfant, architecte français. Tout est blanc, gréco-romain, colonnades, coupoles, bâtiments massifs. Toute l’Amérique défile ici, avide de mémoire ainsi que le monde entier qui fait aussi partie de cette histoire-là. Tous se photographient devant Abraham Lincoln et l’immense Martin Luther King, sculpté dans un rocher, blanc comme une craie géante, face au lac, surtout les familles blacks, émues et au garde-à-vous.
En face, de l’autre côté du Potomac, on aperçoit les énormes bâtiments du Pentagone, sombre masse qui domine largement tout le reste.
Tu as compris, l’espace est consacré à la guerre, aux guerriers, à ceux qui la préparent, à ceux qui la font et à ceux qui en sont morts.

Trois mois après mon arrivée, j’ai voté à l’ambassade de France. J’ai su que François Hollande avait gagné quand j’étais à Ground Zéro à New York où je visitais le Mémorial du 11 septembre. J’étais penchée sur le gouffre-cataracte de marbre noir érigé à la place des tours-jumelles quand mon époux m’a envoyé un texto du Cameroun où toutes les télés françaises sont présentes et où il n’y a pas de décalage horaire avec la France.

Toi et moi on a des villes en commun. Avant Bruxelles, à Paris, j’habitais Barbès, tu as dû y vivre car tu parles si bien du quartier de Château Rouge, le marché où on trouve tous les produits alimentaires africains et les pagnes wax hollandais, les coiffeurs pour les tresses, les produits cosmétiques pour s’éclaircir la peau ou se défriser, le tailleur derrière sa machine à coudre dans sa boutique minuscule encombrée de clients-amis qui discutent interminablement, le magasin-cabines téléphoniques pour appeler Douala ou Abidjan.
Dans le quartier les femmes sont vêtues des vêtements traditionnels, portent leurs bébés dans le dos et gardent nus leurs pieds plutôt grands car elles ne supportent pas de les avoir recouverts même au plus fort de l’hiver. 
À Barbès comme à Matongué à Bruxelles j’ai repéré les membres de la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes à leurs vêtements de marques. J’ai croisé des Sapeurs dans la classe business d’Air France et dans un village de brousse au nord de la République Centrafricaine. Ils faisaient partie d’un groupe de rebelles qui nous ont accueillis comme des milords à notre descente d’avion, kalachnikovs et bazookas en main,  en Armani accessoirisé de Ray ban et pompes de luxe. Je sais apprécier ce soin donné à sa personne en toutes circonstances.

Tu as remarqué que je te tutoie. Tu me pardonneras, j’espère, cette familiarité quand tu sauras que je suis née à Brazzaville. Ma mère était fille d’un administrateur des colonies, mon père, fils de paysans du Doubs, venu y faire l’importation des produits européens, pagnes wax hollandais, batteries de cuisine, bassines en plastique, savon de Marseille, DDT et fly-tox contre les moustiques, caviar beluga, bière Heineken et petits pois en boîte. J’y suis née par hasard, pour cause de césarienne et parce que c'était là que se trouvait l’hôpital de l’Afrique Equatoriale Française.
C'était dix ans après que le Général ait fait de Brazzaville la capitale de la France Libre.
Après, on a traversé le fleuve et on est allés vivre à Bangui-la-Coquette dont les lettres lumineuses surplombent la ville, comme sur la colline d’Hollywood. Mais les feux des deux premières lettres se sont depuis éteints, Bangui-la---quette.

Tu racontes que lorsqu’on te demande ta nationalité et que tu dis française, l’autre insiste, veut savoir quelle est ton origine, la vraie, n’accepte pas que tu sois Français en fait.  Tu questionnes les frères noirs, la hiérarchie des Noirs et des Blancs, les stéréotypes. Moi aussi cela me touche beaucoup, qui aies été élevée dans un milieu blanc où les Noirs étaient les domestiques, les employés, les vendeurs au marché et qui me retrouve, un demi-siècle plus tard, dans une ville qui n’est que stéréotypes blancs-riches et pauvres-noirs.
Sauf que, ouf, il y a Obama aussi à Washington. Lui comme toi a refusé les sanglots.  Mais la juste colère n’est pas loin.

Avant de quitter la France je ne me posais pas la question de mon identité française.
Ici on veut toujours savoir d’où je viens et on ne se contente pas de la simple réponse « I am Frrrench ». Verre en main, l’interlocuteur réattaque sans respirer: « Where in France? ». 

 Je réponds tranquillement que je suis née à Brazzaville.
 Brouillons les pistes.

Je soulève ta casquette et je t’embrasse le front bien respectueusement

                                                                                                                 
                                                                                                              Patricia


Une compatriote qui n’oublie pas non plus que l’eau chaude a été froide