J'ai participé à un concours de nouvelles qui avait pour sujet : vous écrivez à votre écrivain préféré qui vit à l'autre bout du monde, vous lui expliquez pourquoi vous l'aimez et vous décrivez le lieu où vous vivez.
Voici la nouvelle, j'ai choisi Alain Mabanckou, écrivain français d'origine congolaise dont j'ai lu presque tous les livres comme les Mémoires de Porc Epic, Le Sanglot de l'homme noir, Black Bazar, Verre Cassé. Il est en ce moment président du jury du Livre Inter. Il vit en ce moment à Santa Monica, Californie, c'est vrai que ce n'est pas vraiment le bout du monde par rapport à D.C.
J'ai puisé dans ce blog pour décrire Washington.
Je n'ai pas gagné le concours.
Alain Mabanckou
Editions du Seuil
25, boulevard Romain
Rolland
75014 Paris
Washington D.C. le
12 février 2014
Le héros de L'Attrape-cœurs dit que, ce qui est vraiment bien
avec un écrivain, c’est quand tu as envie de l’appeler, là, tout de suite, dès que tu as fini son bouquin, comme
si c’était un super copain. Evidemment cela n’arrive pas souvent.
Je n’ai pas ton numéro,
et de toute façon tu es trop loin pour qu’on s’en jette un ensemble au bar du Crédit
a Voyagé dans le quartier de Celui-qui-boit-de
l’eau-est-un-idiot. J’ai donc décidé de te dire par écrit que Porc Épic et
ses piquants vengeurs, Tête Rectangulaire l’assassin raté, les Sapeurs chicos, Verre
cassé et sa ponctuation, le chanteur moustachu et son alter ego qui vit heureux auprès de son arbre, ton père et sa
pomme, j’ai vécu avec tous ceux-là ces derniers mois. Ils ont ressuscité mon
goût d’enfance, et m’est revenu un monde qui vit dans la mémoire des
premières années de ma vie.
Moi par exemple je
dessinais des pommes et des cerises chez les soeurs à l’école maternelle
de Port Gentil, je les vois ces cerises, queues en l’air sur la ligne
pré-imprimée de mon cahier d’écolier, comme des notes rouges sur une portée.
Mais nous ne mangions
que des mangues, ma nourriture primordiale, mon lait maternel, ma Madeleine
pour toujours.
Pendant que je lis Verre Cassé ou African Psycho, c’est comme si je mangeais
une mangue, le jus dégouline sur mon menton et poisse mes doigts tandis que les
fibres s’incrustent entre mes dents, difficile de s’en débarrasser mais je ne
lâche pas le fil.
Je n’ai découvert tes
livres que récemment à l’Alliance Française, à Washington. Ils étaient exposés
en évidence sur le comptoir de la bibliothécaire qui s’appelle Christianne avec
deux n. Elle m’a dit que je t’avais loupé de peu car tu y avais fait une présentation le mois
d’avant.
Avant toi j’avais lu Hampaté Bâ, L'Enfant peul avait fait mes
délices. Vous avez des points communs d’ailleurs. Je relève au passage que si tes copains et toi vous vous intéressiez
à la couleur des poils du pays-Bas
des femmes blanches-sont-ils de la même couleur que leurs cheveux?-ses copains
et lui s’interrogeaient scientifiquement sur la couleur des
étrons des Blancs, qui ne pouvaient logiquement
pas être noirs.
Comme toi j’ai émigré en
Amérique, mais à l’autre bout du continent, à des milliers de kilomètres quatre heures de décallage horaire, un monde bien
différent de la Californie, leurs seuls points communs étant de voter pour le
parti démocrate, sinon rien à voir. Tu as les rouleaux du Pacifique, nous on a
la Baie boueuse de Chesapeake.
Je t’écris alors que
nous sommes sous une tempête de neige, tous les bâtiments publics sont fermés
et la ville fonctionne au ralenti. Je suis repliée sur mon canapé, chaussettes,
poncho et feu ouvert comme on dit à Bruxelles, tandis que débarque le vortex
polaire. Heureusement, parler de tes livres
me réchauffe le cœur et l’âme.
Tu as dû reprendre tes cours cette semaine,
fini le farniente sur la plage de Venice. Puisque j’en parle, je te conseille
les excellents restaurants de fruits de mer sur le ponton à Santa Barbara, au
bout de la plage où trainaillent les pélicans. J’ai beaucoup de sympathie pour
ces oiseaux qui, sous des dehors débonnaires, cachent si bien leur jeu, des
experts. Quand je fais la planche, j’observe leur vol placide en escadrille,
bien alignés, au ras de l’eau mine de rien pour repérer des proies. De temps un
temps l’un d’eux replie ses ailes et se précipite tel un éclair dans les vagues,
puis il rejoint tranquille et repu le peloton. Il y a sûrement des pélicans paresseux sur la plage de Pointe Noire qui attendent
que la manne des pêcheurs leur tombe dans le bec.
Pour toi les roller
skateurs de Santa Monica ont succédé aux pêcheurs de Pointe Noire et
leurs histoires de sortilèges marins. Tes mots ont le
pouvoir de convoyer jusqu’à mes oreilles et mes narines le son des voix
africaines avec les embruns et l’odeur du poisson.
Comme ta mère te
l’avait recommandé, « comme l’eau chaude n’oublie pas qu’elle a été froide », tu n’as pas oublié, tu te transportes partout avec ta valise pleine de tes racines
de l’Afrique, et tu y puises des souvenirs, des personnages, le quartier Bleu-
blanc-rouge, les Trois-Cents (la passe à trois cents francs CFA), le cinéma
Rex, les animaux fétiches, les maris
volages, les femmes à fort caractère, la
reine des pisseuses, enfin, Vercingétorix le rebelle du Viétongo.
Avec un tel bagage à
exploiter on peut vivre partout, même dans les villes ennuyeuses où il ne se
passe rien. Recréer un monde vivant, parallèle au réel en y faisant jouer des
personnages, comme si on y était, c’est
ce qu’on fait quand on est minot, et cela aide tellement à faire passer le
temps infini, la répétition des choses obligées, l’ennui des parents et de
l’école. C’est un acte puissant et mobilisateur, on embarque, on disparaît,
comme dans la littérature, comme dans tes livres.
Tu dis que toutes les
villes sont belles (en es-tu bien sûr ?). Ton ami Dany Laferrière, lui, estime
que les villes ennuyeuses cela aide à écrire. Surtout quand il fait - 35° comme à Montréal. Je serais
plutôt d’accord avec lui, l’ennui réactive l’instinct de survie et l’envie de
chercher autre chose, pour ne pas tomber alcoolique, un autre choix. L'un n’exclut pas l’autre, surtout quand le goût du rhum ramène au pays.
Je sens que tu as aimé
l’école et qu’elle te l’a bien rendu. Tu montres une tendresse particulière pour les professeurs africains
passionnés de littérature française, dont un grand classique peut prosaïquement
servir à caler le pied bancal d’une table de bistro. La Mare au diable trouvée au marché sur un étal entre manioc et
patates douces, je suis sûr qu’elles existaient ces librairies invraisemblables.
Cela me fait penser à
une classe d’école dans une région très reculée du Panama, où vit la communauté
indigène Ngobé Buglé. Les enfants marchent des kilomètres chaque jour pour se rendre à l’école, bâtie en parpaings au milieu de nulle part. Là, au milieu de la forêt, au
bout du monde, j’ai découvert, tracée élégamment à la craie par l’instituteur sur le tableau noir, une
citation de Gustave Flaubert sur la nécessité vitale de la lecture, que j’ai
malheureusement oubliée, mais l’enthousiasme partagé avec ces enfants et leur
maître est inoubliable.
Je n’ai pas émigré pour
enseigner la littérature francophone. J’ai suivi un Irlandais qui ressemble à
John Wayne, l’ancien boxeur du film L'Homme Tranquille, mais mon
Irlandais ne porte pas de casquette et il ne se bagarre que contre la dette des
pays africains. Avant de partir on s’est mariés à Bruxelles, l’adjoint du Bourgmestre
d’Ixelles d’origine guinéenne était aussi un ancien boxeur qui comme moi
appréciait les belles chaussures de luxe. Appartenait-il à la confrérie des
Sapeurs ?
Mais laisse-moi me présenter. Je vis dans un
quartier chic de Washington D.C. où la population indigène ne dépasse pas
trente ans et ne connaît pas la surcharge pondérale. Les filles ont les
cheveux longs et effilés comme Jennifer Aniston dans la série Friends et elles courent tout le temps
en balançant leurs queues de cheval. Il faut bien faire attention aux
collisions au coin des rues. Les garçons sont en short et casquette de
base-ball, mais ils portent des chemises de bûcheron pour sortir aux happy hours avec leurs copines
en micro-robes et talons vertigineux. Ils sont
tous musclés mais ne se font pas bronzer l’été car cela donne le cancer.
Quand ils ne sont pas
au yoga ou au parc à chien, mes deux voisins sont dans leurs voitures, des
coupés de sport et une jeep pour emmener leurs
caniches en vacances. Ces véhicules sont pratiques pour se rendre à leurs bureaux de K-Street à trois blocks, là où les
salaires comptent beaucoup de K-dollars. Ces voitures sont noires, la
maison est blanche, les caniches sont gold et les Salvadoriens font tout. Le
ménage, les réparations, le jardin, tailler les buis, les Centroaméricians s’en chargent et une
partie de leurs salaires est prélevée par Western Union sur leurs envois à leur famille au pays. Pour financer leurs études, leurs enfants s’engagent
dans l’armée. Il faut compter au moins quatre ans en Irak ou Afghanistan pour financer
un diplôme d’architecte ou d’avocat.
Un panneau dans chaque
rue indique : « be cautious, neighbours will report suspicious behavior ».
Les riches, ceux qui
portent la chemise blanche, sont en général blancs. Les Noirs, oui les Blacks d’ici, sont à demeure sur les
bancs du square de Dupont Circle. Des habitués se retrouvent pour des parties
d’échecs au son d’une sono qui pousse le rythm
and blues à fond. Blacks sont aussi les hommes et
femmes qui font la manche devant Starbucks et CVS, la supérette de ce pays. Quelquefois ils parlent tout seuls
en interpellant les passants, comme s’ils étaient en colère. Certains trimballent
des caddies au milieu des joggeurs et des jeunes gens qui partent au bureau en
baskets et sac au dos.
À la caisse du supermarché,
dans les transports, à la poste, les employés sont noirs :
vigiles, concierges, agents du métro, chauffeurs de taxi ou de bus, employées
des crèches qui baladent des grappes de petits blancs, jardiniers,
promeneurs de chiens. Le Kennedy Center, Le
lieu culturel de Washington, est surtout fréquenté par les Blancs sauf quand il y a des concerts de Gospel et quand se produit la compagnie de danse Alvin Ailey. L’orchestre symphonique est
blanc, mais pas du tout les joueurs de jazz.
Ici tout le monde
raconte sa vie, dans les bars, les
toilettes des restaurants, le vestiaire du club de gym, les transports, en
quinze minutes je sais tout de la vie d’un inconnu que je ne reverrai plus
jamais. Je découvre que beaucoup de réfugiés des guerres et dictatures
africaines vivent à D.C. Des Ethiopiens conduisent les taxis ou
tiennent les cafétérias des musées, des Camerounais sont au volant de la
navette de l’aéroport, et puis aussi des Ivoiriens, Togolais, Béninois au
supermarché Whole Foods qui rangent les fruits et légumes pendant qu’on discute
politique. Des jumelles éthiopiennes sont les propriétaires d’un super club de
jazz, le « Twins ». Le jazz c’est le grand truc de Washington. J’aimerais
bien t’y amener. Tous les soirs de l’année ces deux dames âgées sont au bar, juchées
sur des tabourets, et regardent des matchs de base-ball muets pendant les concerts.
Elles font partie de la mythologie de U Street, le quartier des émeutes
raciales et des manifestations pour les droits civiques.
La culture française
est là. J’ai assisté à une représentation de Tartuffe. Les acteurs prononçaient «Târtouf ». Le
casting de la troupe amateur faisait rêver.
Orgon travaillait au Département
de la Défense, Valère était conseiller à la Maison Blanche, Elmire journaliste
chez Bloomberg, Dorine professeur à l’Université de Georgetown, Tartuffe,
d’origine afghane, à la tête de trois restaurants aux noms bien français
Napoléon, Bonaparte, Malmaison. J’en ai profité, alors qu’il nous servait des
crêpes Suzette après la représentation, pour lui demander quand allait-il
ouvrir le Saint Hélène ?
De nos jours Molière
pourrait s’inspirer des politiciens américains pour dénoncer la târtoufferie, qu’il
s’agisse de nier la réalité du changement climatique (pour protéger les
intérêts pétroliers), invoquer la liberté (protéger les fabricants d’armes, les
riches qui ne paient pas d’impôts) la sécurité (espionner la planète) l’égalité
(supprimer les dépenses publiques
destinées à aider les pauvres),
Dieu-encore-lui (interdire l’avortement).
Avec mon jeune fils, on a « fait »
les incontournables de Washington, le
Mall, le coeur de la ville au bord du Potomac, une esplanade autour de laquelle
alternent les Institutions, la Maison Blanche, les bâtiments du gouvernement,
le Capitole, les musée et des parcs où se succèdent les Mémoriaux des
nombreuses guerres de l’Amérique et de ses héros. Cet ensemble architectural a été conçu par
Monsieur Lenfant, architecte français. Tout est
blanc, gréco-romain, colonnades, coupoles, bâtiments massifs. Toute
l’Amérique défile ici, avide de mémoire ainsi que le monde entier qui fait
aussi partie de cette histoire-là. Tous se photographient devant Abraham
Lincoln et l’immense Martin Luther King, sculpté dans un rocher, blanc comme
une craie géante, face au lac, surtout les familles blacks, émues et au
garde-à-vous.
En face, de l’autre
côté du Potomac, on aperçoit les énormes bâtiments du Pentagone, sombre masse qui domine largement
tout le reste.
Tu as compris, l’espace
est consacré à la guerre, aux guerriers, à ceux qui la préparent, à ceux qui la
font et à ceux qui en sont morts.
Trois mois après mon
arrivée, j’ai voté à l’ambassade de France. J’ai su que François Hollande avait
gagné quand j’étais à Ground Zéro à New York où je visitais le Mémorial du 11
septembre. J’étais penchée sur le gouffre-cataracte de marbre noir érigé à la
place des tours-jumelles quand mon époux m’a envoyé un texto du Cameroun où
toutes les télés françaises sont présentes et où il n’y a pas de décalage
horaire avec la France.
Toi et moi on a des
villes en commun. Avant Bruxelles, à Paris, j’habitais Barbès, tu as dû y vivre car tu parles si bien du
quartier de Château Rouge, le marché où on trouve tous les produits alimentaires
africains et les pagnes wax hollandais, les coiffeurs pour les tresses, les
produits cosmétiques pour s’éclaircir la peau ou se défriser, le tailleur
derrière sa machine à coudre dans sa boutique minuscule encombrée de clients-amis
qui discutent interminablement, le magasin-cabines téléphoniques pour appeler
Douala ou Abidjan.
Dans le quartier les
femmes sont vêtues des vêtements traditionnels, portent leurs bébés dans le dos
et gardent nus leurs pieds plutôt grands car elles ne supportent pas de les
avoir recouverts même au plus fort de l’hiver.
À Barbès comme à Matongué à Bruxelles
j’ai repéré les membres de la Société des Ambianceurs et des Personnes
Elégantes à leurs vêtements de marques. J’ai croisé des Sapeurs dans la classe
business d’Air France et dans un village de brousse au nord de la République
Centrafricaine. Ils faisaient partie d’un groupe de rebelles qui nous ont
accueillis comme des milords à notre descente d’avion, kalachnikovs et bazookas
en main, en Armani accessoirisé de Ray
ban et pompes de luxe. Je sais apprécier ce soin donné à sa personne en toutes
circonstances.
Tu as remarqué que je
te tutoie. Tu me pardonneras, j’espère, cette familiarité quand tu sauras que
je suis née à Brazzaville. Ma mère était fille d’un administrateur des colonies,
mon père, fils de paysans du Doubs, venu y faire l’importation des produits
européens, pagnes wax hollandais, batteries de cuisine, bassines en plastique,
savon de Marseille, DDT et fly-tox contre les moustiques, caviar beluga, bière
Heineken et petits pois en boîte. J’y suis née par hasard, pour cause de
césarienne et parce que c'était là que se trouvait
l’hôpital de l’Afrique Equatoriale Française.
C'était dix ans après que le Général ait fait de Brazzaville la capitale de la France Libre.
Après, on a traversé le
fleuve et on est allés vivre à Bangui-la-Coquette dont
les lettres lumineuses surplombent la ville, comme sur la colline d’Hollywood.
Mais les feux des deux premières lettres se sont depuis éteints, Bangui-la---quette.
Tu racontes que
lorsqu’on te demande ta nationalité et que tu dis française, l’autre insiste, veut
savoir quelle est ton origine, la vraie, n’accepte pas que tu sois Français en
fait. Tu questionnes les frères noirs,
la hiérarchie des Noirs et des Blancs, les stéréotypes. Moi aussi
cela me touche beaucoup, qui aies été élevée dans un milieu blanc
où les Noirs étaient les domestiques, les
employés, les vendeurs au marché et qui me retrouve, un demi-siècle plus tard, dans
une ville qui n’est que stéréotypes blancs-riches et pauvres-noirs.
Sauf que, ouf, il y a
Obama aussi à Washington. Lui comme toi a refusé les sanglots. Mais la juste colère n’est pas loin.
Avant de quitter la
France je ne me posais pas la question de mon identité française.
Ici on veut toujours
savoir d’où je viens et on ne se contente pas de la simple réponse « I am
Frrrench ». Verre en main, l’interlocuteur réattaque sans respirer: « Where in France? ».
Je
réponds tranquillement que je suis née à Brazzaville.
Brouillons les pistes.
Je soulève ta casquette
et je t’embrasse le front bien respectueusement
Patricia
Une compatriote
qui n’oublie pas non plus que l’eau chaude a été froide