La sortie du métro
Schumann est devenue un baraquement de chantier
où je gravis un interminable escalier de béton qui mène à l’air presque libre.
Haletante j’émerge dans un nuage de poussière en haut de la rue de la Loi. En face de moi c’est la Joyeuse Entrée, l’adresse
de mon futur bureau, et plus loin le monument du Cinquantenaire.
A la réception siège une
armée d’officiers de sécurité belges en costumes noirs et cravates rouges que
j’interromps dans leurs conversations, siestes, écoute de la radio, facebook, résultats
du foot. Je fais face au regard vide
d’une officière, sans doute une stagiaire, à qui un collègue explique avec une
infinie patience les formalités nécessaires pour me faire entrer. Personne ne
me regarde. J’ai l’impression d’être transparente. Vous voulez voir qui? Ça
s’écrit comment? Pouvez vous répéter? C’est quoi votre nom ?
Le portail de sécurité sonne,
“c’est vos chaussures”, je pénètre dans le bureau de sécurité pour mon badge, oh
this is so exciting, je redeviens bientôt quelqu’un. Six cravatés rouges
enfermés dans ce bocal tournent vers moi un regard épuisé, un gros sursaute, affalé la tête sur la
table. L’un d’eux se dévoue pour expliquer à un nouveau comment procéder. Enfin
ma photo est prise, j’ai mon badge,
j’existe !
Retour à l'Union Européenne ! |
Manif devant le bureau |
Course à la banque pour
récupérer une carte de crédit mais les bureaux sont fermés pour cause d’heure de table. Il
n’y a que deux personnes pour servir à Base, le AT&T belge, plus d’une
heure d’attente. Le vent glacé s’engouffre dans la rue de la Loi, les marteaux
piquent mes tympans, des blancs conduisent les bus, des blancs font la manche, j’entend des langues bizarres, l’accent
belge, c’est bon, glauque, bienvenue à Bruxelles,
Au restau, à la commande de
pâtes “aux légumes grillés et tomates séchées”,
le serveur a apporté des pâtes aux tomates et olives. En haussant les épaules,
il déclare « qu’il n’y avait plus de légumes grillés ». Et le
thé à la menthe sans thé c’est normal hein. En Europe les serveurs sont désinvoltes,
ils s’en fichent, personne ne leur donne de pourboire car c’est prix net et on ne
va pas faire de chichis en plus.
Ici on ne pose pas de
questions aux professionnels, ils « savent », ils « ont fait un
bon prix », « je suis intègre
moi madame » et IL FAUT ME FAIRE CONFIANCE.
Quand je demande une
facture, des détails, on me lance un regard à la fois vexé et méprisant pour ma
mesquinerie. Vous êtes française madame,
c’est ça ?
Les agents immobiliers sont
jeunes, élégants, prétentieux et en retard aux visites car leurs voitures de luxe sont coincées dans les
embouteillages. Ils mentent tout le temps, l’appart est toujours orienté au sud
et il faut se décider vite car des dizaines de personnes le veulent aux
conditions annoncées. L’offre immobilière est immense, l’éventail des prix et
des prestations est large mais pas de
salle de gym ni de roof top avec barbecue pour rencontrer les voisins.
Presque une semaine de
drache, la pluie belge, deux parapluies perdus, un explosé à la première
bourrasque. J’ai retrouvé les fleuristes, les pivoines et les amaryllis à tous
les coins de rues où je rencontre des amis que j’avais oubliés. C’est agréable
d’être reconnue.
Les Patricia
m’accueillent dans la vieille Europe. Elles portent toutes mon nom, la sèche
Espagnole chef des ressources humaines, la gentille anglaise dont je partage le
bureau, Patricia Martin, la rousse
artiste belge qui était venue faire une performance à Washington, rencontrée
dans la rue, l’amie péruvienne qui me propose une chambre dans sa belle
maison au jardin plein de roses.
Je retourne à Bruxelles
où l’Afrique m’attend.
Avant de quitter
Washington j’avais assisté à un concert d’Angélique Kidjo qui est béninoise.
taxi moto à Cotonou |
Elle est magnifique, il faut écouter son interprétation de Summertime qui donne des frissons. Mon premier voyage de travail je le fais à Cotonou. Ma mère ma raconté ses souvenirs de Porto Novo, ville du Bénin où elle est arrivée en 1942, la lagune et les villages lacustres où Papi partait vacciner en pirogue, les armées de moustiques qu’on balayait après la pulvérisation de flytox, les soirées sur le pont à regarder le soleil couchant en compagnie des autres blancs, les cahiers d’écoliers en papier kraft dans ces temps de pénurie de guerre.
Sa fille, moi, je regarde les cérémonies de commémoration du débarquement en Normandie retransmises sur toutes les télés de l’hôtel. Je suis à Cotonou ce 6 juin 2014 et je dévore les mangues du petit déjeuner.
Un groupe de 18 sexta
belges en surcharge pondérale galopent
sur le quai, il est 1H24, le Thalys part dans une minute. Tandis qu’ils
bataillent avec leurs énormes valises, écrasés dans l’aquarium du sas d’entrée,
deux jeunes Ethiopiens cherchent leurs places, j’avise le contrôleur qui leur
lance “mais c’est marqué sur ton billet hein !”.129 euros l’aller simple Paris-Bruxelles, “sans garantie de siège”.
Thalys prospère…
Vendredi soir je suis
arrivée à Paris (j’avais racheté un billet sur un site). Je trainais ma
valise sur le boulevard quand il m’a
assuré “je ne vous demande pas d’argent, j’ai faim madame, achetez moi un
poulet s’il vous plait”. Il me souriait de toute sa dentition ravagée dans un
visage de la couleur de sa boisson préférée. Derrière lui les poulets
embrochés tournaient de façon
provocante.
Welcome back à mon autre
home, Barbès m’accueille. Côté cour le
Sacré Chœur trône dramatiquement, comme un décor de théatre il se
détache dans le ciel d’azur. Sur une terrasse en dessous, torse nu, une
Africaine étend son linge, un pagne autour des reins. Cela m’a fait penser aux
photos des dos des pagayeurs ivoiriens sur le fleuve, hier à l’expo Henri Cartier
Bresson.
La plage privée de Blue
Beach à Nice. Je suis allongée sur un confortable matelas face à la
méditerranée, et je lis « six mois dans une cabane en Sibérie »
pendant qu’un groupe de Chinois me photographie (ainsi que les parasols, les
galets, les vagues, les bateaux, les voitures, les vélos, les assiettes de
salade niçoise). Deux Russes rouges et gros comme leur nouveau compatriote, Gégé,
sont avachis sur des chaises en plastique, leurs lunettes aux verres miroirs sont remontées sur leur crâne lisse comme un
œuf et ils consultent inlassablement l’écran des smart phones qui semblent collés à leur paume.
A Bruxelles un show en 42
tableaux tentait d’approcher la définition du bonheur. La Vénus de Botticelli
était tombée de sa peinture, laissant sa
coquille vide. Elle était étalée sur la scène, blanche et nue, longue chevelure
blonde répandue, tandis que deux
danseuses cul de jatte en tutu bleu traversaient la scène en diagonale à la
force de leurs bras et qu’un violoniste interprétait la Chaconne de Bach. Les spectateurs étaient
appelés à se poser des questions telles que : la beauté est-elle
démocratique ? La beauté permet-elle de supporter l’insupportable ?
La beauté a-t-elle un sens ? Tout peut-il être accompli en beauté ?
Quel est l’acte esthétique ultime ?
L’Eurovision est-ce que c’est
beau ?