Je
suis couchée dans un lit protégé des autres par de grands rideaux blancs, près du
bloc opératoire. J’ai revêtu la blouse à petites fleurs rituelle, celle qui
s’attache dans le dos, et je suis prête. C’est le moment spécial, avant, quand
on sait qu’il va bientôt y avoir un vide, et on a un peu d’appréhension. Mais pour l’instant je me sens le centre du monde
car sont groupés autour de moi une foule de nouveaux visages souriants. Les uns après les
autres, pourtant il n’est que six heures
du matin, très en forme ils se
présentent « hi, I am Donna, I am the assistant of docteur Knock »,
« Hi I am Rosa, I am your nurse » etc. La planète entière défile à
mon chevet, Panama, Inde, deux jeune « stagiaires » coréennes
« si excitées de voir opérer le grand chef », un athlétique
anesthésiste iranien, tous les continents m’entourent en blouse verte et
charlotte sur la tête. On se croirait à
un événement social très attendu dont je serais la guest star. Chacun me demande de lui répéter mon nom, ma
date de naissance, me fait signer des papiers. Oui je sais pourquoi je suis là,
je suis consciente que je ne suis pas à la plage, je confirme que je suis d’accord avec ce que vous allez me
faire et que je sais qui je suis, oui je veux bien être anesthésiée (il ne manquerait
plus que ça). Pas question de plaisanter et de répondre que je m’appelle Gérard
Depardieu par exemple, on ne rigole pas avec le règlement qui exige un
consentement « éclairé » avant de sombrer.
Mon
Chirurgien, le seul Américain blanc de la pièce, et aussi le plus corpulent de la bande, vient me
présenter ses hommages, en Français ma chère. Pour l’occasion il est sanglé
dans un élégant costume gris clair, chemise blanche et cravate bleue. Il est fort
bien mis à cette heure, est-ce bien approprié aux circonstances ? Je
m’étonne, mais il m’annonce très vite qu’il doit à présent se changer et me quitte
en me disant à tout à l’heure. Puis tous
disparaissent et je regrette ces
rencontres si fugaces, les reverrai-je tous ? Est-ce que je vais les
reconnaître, me souvenir de leurs noms?
Je
suis restée seule avec Iman, l’anesthésiste aux charmes de l’Orient. On se
présente l’un à l’autre, on parle, il me demande d’où je suis, je lui demande
d’où il vient, conformément au code
social de Washington. Il déclare qu’il se sent Européen car il a passé son
enfance en Allemagne et il connaît bien mon si beau pays. Je lui raconte que je
viens de rentrer de Marseille qui est cette année la capitale européenne de la
culture. Je soupire que la Méditerranée me manque ici.
C’est
le dernier mot que j’ai prononcé. Et notre relation en est restée là, même si
j’imagine qu’il était là pour me réveiller puisque c’est son boulot.
Bien
plus tard je suis dans une chambre d’hôpital. Je dors, enfin j’essaie. Dans le
brouillard dans lequel je flotte, en fait c’est assez délicieux
(morphine ?) surgissent à courts
intervalles des représentants de la galaxie du George Washington University
Hospital. Un défilé continu interrompu par mes retours dans le coton. Ce ne
sont pas les mêmes qu’avant l’opération, et ces êtres humains-là ne surgissent pas en
même temps dans mon champ de vision. A chaque fois la porte s’ouvre d’un coup, ils
traversent la chambre et me saluent quand ils arrivent au pied de mon lit.
Chacun est costumé et outillé différemment selon la corporation à laquelle il
appartient. D’abord je fais connaissance avec l’infirmière de l’étage équipée
d’un thermomètre qu’elle me plante dans la bouche. Puis le plombier en tenue
orange, mallette en main, m’interpelle parce qu’il vient « fixer quelque
chose dans la salle de bain ». Je me rendors à peine pour voir apparaitre la
femme de ménage et son balai, qui me
demande si la chambre a besoin d’être
nettoyée. Puis c’est au tour d’un serveur de la cuisine venu prendre ma
commande pour le déjeuner et qui me colle un menu dans la main. Il est suivi de
re-l’infirmière, zappeur en main, qui a « oublié de m’expliquer comment
marche la télé ». Elle même précède un monsieur en costume qui mène une
enquête de satisfaction : « comment noteriez-vous les
performances suivantes de l’hôpital ? ». Je l’arrête avant qu’il ait terminé l’énumération des prestations du
GWUH.
Pour
finir une blonde doctoresse m’annonce, sourire américain aux dents étincelantes, qu’elle a signé les papiers et
que je peux sortir quand je veux,« quand vous vous sentirez
reposée ».
Ici
c’est comme au restaurant quand on apporte l’addition avant que tu ne l’aies
demandée en déclarant « take your time ».
J’ai
filé à toutes vitesse et je suis allée me désanesthésier sur mon canapé peuplé de mes seuls rêves, où
j’ai dormi jusqu’au lendemain.