Sunday, September 15, 2013

L’hôpital du monde




Je suis couchée dans un lit protégé des autres par de grands rideaux blancs, près du bloc opératoire. J’ai revêtu la blouse à petites fleurs rituelle, celle qui s’attache dans le dos, et je suis prête. C’est le moment spécial, avant, quand on sait qu’il va bientôt y avoir un vide, et on a un peu d’appréhension. Mais  pour l’instant je me sens le centre du monde car sont groupés autour de moi une foule de  nouveaux visages souriants. Les uns après les autres,  pourtant il n’est que six heures du matin,  très en forme ils se présentent « hi, I am Donna, I am the assistant of docteur Knock », « Hi I am Rosa, I am your nurse » etc. La planète entière défile à mon chevet, Panama, Inde, deux jeune « stagiaires » coréennes « si excitées de voir opérer le grand chef », un athlétique anesthésiste iranien, tous les continents m’entourent en blouse verte et charlotte sur la tête.  On se croirait à un événement social très attendu dont je serais la guest star.  Chacun me demande de lui répéter mon nom, ma date de naissance, me fait signer des papiers. Oui je sais pourquoi je suis là, je suis consciente que je ne suis pas à la plage,  je confirme que  je suis d’accord avec ce que vous allez me faire et que je sais qui je suis, oui je veux bien être anesthésiée (il ne manquerait plus que ça). Pas question de plaisanter et de répondre que je m’appelle Gérard Depardieu par exemple, on ne rigole pas avec le règlement qui exige un consentement « éclairé » avant de sombrer.
Mon Chirurgien, le seul Américain blanc de la pièce, et  aussi le plus corpulent de la bande, vient me présenter ses hommages, en Français ma chère. Pour l’occasion il est sanglé dans un élégant costume gris clair, chemise blanche et cravate bleue. Il est fort bien mis à cette heure, est-ce bien approprié aux circonstances ? Je m’étonne, mais il m’annonce très vite qu’il doit à présent se changer et me quitte en me disant à tout à l’heure.  Puis tous disparaissent  et je regrette ces rencontres si fugaces, les reverrai-je tous ? Est-ce que je vais les reconnaître, me souvenir de leurs noms?
Je suis restée seule avec Iman, l’anesthésiste aux charmes de l’Orient. On se présente l’un à l’autre, on parle, il me demande d’où je suis, je lui demande d’où il vient,  conformément au code social de Washington. Il déclare qu’il se sent Européen car il a passé son enfance en Allemagne et il connaît bien mon si beau pays. Je lui raconte que je viens de rentrer de Marseille qui est cette année la capitale européenne de la culture. Je soupire que la Méditerranée me manque ici.
C’est le dernier mot que j’ai prononcé. Et notre relation en est restée là, même si j’imagine qu’il était là pour me réveiller puisque c’est son boulot.
Bien plus tard je suis dans une chambre d’hôpital. Je dors, enfin j’essaie. Dans le brouillard dans lequel je flotte, en fait c’est assez délicieux (morphine ?) surgissent à  courts intervalles des représentants de la galaxie du George Washington University Hospital. Un défilé continu interrompu par mes retours dans le coton. Ce ne sont pas les mêmes qu’avant l’opération,  et ces êtres humains-là ne surgissent pas en même temps dans mon champ de vision. A chaque fois la porte s’ouvre d’un coup, ils traversent la chambre et me saluent quand ils arrivent au pied de mon lit. Chacun est costumé et outillé différemment selon la corporation à laquelle il appartient. D’abord je fais connaissance avec l’infirmière de l’étage équipée d’un thermomètre qu’elle me plante dans la bouche. Puis le plombier en tenue orange, mallette en main, m’interpelle parce qu’il vient « fixer quelque chose dans la salle de bain ». Je me rendors à peine pour voir apparaitre la femme de ménage et son balai, qui  me demande si  la chambre a besoin d’être nettoyée. Puis c’est au tour d’un serveur de la cuisine venu prendre ma commande pour le déjeuner et qui me colle un menu dans la main. Il est suivi de re-l’infirmière, zappeur en main, qui a « oublié de m’expliquer comment marche la télé ». Elle même précède un monsieur en costume qui mène une enquête de satisfaction : « comment noteriez-vous les performances suivantes de l’hôpital ? ».  Je l’arrête avant qu’il  ait terminé l’énumération des prestations du GWUH.
Pour finir une blonde doctoresse m’annonce, sourire américain aux dents   étincelantes, qu’elle a signé les papiers et que je peux sortir quand je veux,« quand vous vous sentirez reposée ».   
Ici c’est comme au restaurant quand on apporte l’addition avant que tu ne l’aies demandée en déclarant « take your time ».

J’ai filé à toutes vitesse et je suis allée me désanesthésier  sur mon canapé peuplé de mes seuls rêves, où j’ai dormi jusqu’au lendemain.